Sur le carreau
Une bouteille de vin rouge, deux assiettes, des couverts sur la gauche, une carafe d’eau, une corbeille à fruit, de grands verres à pieds, une salière, une poivrière.
De l’essuie-tout, une nappe à carreau, deux chaises avec de très hauts dossiers,
une casserole, un torchon, une femme, un homme, une lumière pâle, une armoire dans
le fond, de la vaisselle empilée à l’intérieur, un lustre à pampilles ; mais plusieurs pampilles manquent à l’appel.
Une main s’empare de la bouteille, se verse un verre. La main tremble, hésite, relève
le goulot trop hâtivement, du vin se répand sur la table. La table est bancale, penche vers l’homme assis sur la gauche, le vin dévale la nappe à carreau, coule, goutte, l’homme n’y prête pas attention, il est anxieux. Il est anxieux et la femme assise en face de lui ne semble pas inquiétée par cela. Elle est plongée dans sa purée de pois, ou ce
qui ressemble à une purée de pois. Elle fait des petits ronds dans son assiette, forme
des chemins dans la masse.
Soudain elle se lève, disparaît dans la pièce d’à côté et revient avec une casserole fumante. Elle penche la casserole au-dessus de son assiette, y fait tomber une dizaine de petits pois puis tend la casserole à l’homme anxieux. Celui-ci la regarde, s’empare
de la casserole, plonge son index à l‘intérieur, pose un peu de purée sur son nez
puis laisse la casserole sur le sol. Ils se regardent, se sourient, éclatent de rire. La femme détache ses cheveux et laisse apparaître un long bras à l’arrière de son crâne. La main qui se trouve au bout est fine, agile et ses ongles sont joliment peints d’un rouge carmin. On dirait une main de pianiste.
Je fixe le cadre de la fenêtre plongée dans la nuit, je me dis que les choses sont bien faites, je pourrai rester ainsi des heures, au coin de cette avenue, scruter le théâtre
de ces voisins d’un soir. Un souffle se fait sentir dans mon dos, je me fige, mon cerveau se glace, se retourne dans ma boîte crânienne. Je n’ose pas me retourner puis sens
un coude effleurer mon épaule, je donne un grand coup derrière moi, deux, trois, mais
ne heurte personne. Je tourne la tête. Je me décide à lever les yeux, rien, rien dans
cette nuit noire, seule une ombre s’échappe au fond, tout au fond de la route.
Je reprends mon poste d’observation, l’homme anxieux a disparu.
Une femme a pris sa place sur la gauche, elle a accroché les fourchettes qui étaient sur la table dans ses cheveux, elle n’arrête pas de sourire. Elle sourit, sourit à l’autre femme à s’en décrocher les dents. Une première dent tombe dans son assiette, puis deux puis toute sa mâchoire roule sur ses genoux, car la table est bancale et penche vers
la gauche. Elle les ramasse une à une, méticuleusement, les pose sur la table et
les regarde glisser dans un petit bocal qu’elle vient de sortir de sa poche. L’autre femme semble séduite, elle lui tend la main, le bras, la poitrine. La femme de gauche n’avait pas prévu la situation, prend une teinte pivoine, perd son assurance et d’un geste maladroit lui propose son bocal. L’autre accepte, sourit, semble heureuse. La femme à la main
de pianiste ouvre le bocal, s’empare d’une des dents, tâte sa gencive, décide d’une place adéquate et enfonce alors énergiquement la quenotte dans sa chair. Elle en choisit quelques autres, les plus belles, les ajoute à sa bouche puis rend le petit bocal à
son invitée. Sa main de pianiste s’agite, ses yeux pétillent, elle semble au comble
de l’extase. La femme assise à gauche a retrouvé sa contenance et se délecte de son succès.
Un coude effleure à nouveau mon épaule. Je me glace, m’agite, mais impossible d’identifier cette ombre plus maligne que la première fois, qui a pris la première ruelle
sur la droite. Je n’arrive pas à reconnaître cette odeur qui plane autour de moi, mes poils se hérissent lentement le long de mon bras.
Je relève les yeux, la femme de gauche est debout, elle se dirige vers la fenêtre. Elle sert quelque chose dans sa main droite, excessivement fort, je vois les muscles de son poignet se crisper petit à petit, comme s’il ne fallait surtout pas que cela s’échappe. L’autre femme, restée assise, semble anxieuse, perdue. Elle se liquéfie, glisse le long
de sa chaise, se répand sur le sol doucement, puis disparaît du cadre. Je m’inquiète. Qu’est-ce que l’autre femme à bien pu lui raconter pour qu’elle se retrouve ainsi.
Je me sens impuissante et la femme de gauche ne cesse de s’approcher de la fenêtre. On dirait qu’elle me fixe, mais aucune expression ne se dégage de son visage. Elle ne lâche pas ce sourire glaçant, qui remonte jusqu’aux lobes de ces oreilles. Son poignet crispé tire désormais vers le violet et je remarque que le bocal qu’elle avait offert à
sa convive, trône toujours en plein milieu de la table de la salle à manger. J’entends des cloches retentir, sonner en rythme et s’approcher. Puis plus rien.
Je ferme les yeux, perçois de nouveau cette odeur, mais aucun corps ne frôle le mien.
Je me laisse bercer par le flux du vent. Je respire une fois, deux fois, retiens mon souffle. Je cesse de respirer, une décharge envahie mes membres et je me répands à mon tour sur le sol. Désormais mon poste d’observation ne me laisse apercevoir que le coin gauche de la fenêtre. J’aperçois encore les pampilles et deux pupilles qui me fixent,
le sourire jusqu’aux oreilles. Je souris à mon tour, la silhouette a gagné. Je reste là immobile, engloutie par la nuit noire, l’odeur humide et les bruits du bitume. Je m’enivre du tumulte et me laisse avaler.