Le repas de famille
(La salle à manger
un bruit
un cri
on en avait peur)
Ils étaient attablés autour de la longue, interminable table de bois massif.
Suzanne, Martie, Léonard, Molie, Lukas, Tida et Wendy mâchaient, ronchonnaient
à l’unisson, dans un brouhaha dissonant. Ce n’était pas raisonnable, la bouillie infâme
leur sortait par les oreilles. Ils rêvaient de plats dorés, mijotés, d’un fumet longeant
leur naseau, ils rêvaient tout simplement de plats comme chez les Ringers, logeant
en face, installés dans cette si vaste salle de réception. On les apercevait à travers
la verrière rire, sauter, gober les plats scintillants. Agencés sur de somptueux fauteuils, leurs corps s’engouffraient dans le velours vert des assises. Le père de famille,
la moustache gominée, tapait joyeusement du pied, se laissant entrainer au rythme
du piano qu’un valet en queue de pie activait dans la joie d’usage. La pièce toute entière rebondissait, légère, au rythme des gosiers hilares.
Ici ça sentait le rance, on n’en pouvait plus mais on mâchait, mâchait de plus belle, pour avaler la pâte triste et grumeleuse. Les fluides tapaient contre les joues, une déglutition, deux déglutitions, trois dégoulinante. Les ventres grognaient, les membres geignaient pour s’extraire de ce trou suintant. Les murs étaient sombres, et dans l’étroite pièce, seule l’immense table trônait, accompagnée d’un modeste buffet sur la gauche, pratiquement vide, mangé par les parasites.
Les couverts peu à peu cessèrent de tinter, la table poissait, on osait à peine y poser
ses coudes. Personne ne prenait la parole, Martie s’y osa mais se vit immédiatement rabrouer par Suzanne qui ne voulait pas que l’on parle la bouche pleine. Ce n’était pas poli, si l’on voulait un jour être invité en face, on se devait d’être exemplaire à chaque instant. Martie ne supportait plus les leçons de Suzanne, elle prenait trop à cœur le rôle de chef de famille. Et puis l’on ne s’y rendrait jamais chez les Ringers, elle le savait bien.
Un bruit sourd stoppa les glapissements, voilà qu’on avait envoyé valser la marmite, l’entrée en scène du satané pied de table qui avait encore lâché. Quelques mois de bon et loyaux services et s’en était terminé. On ne pouvait décidément compter sur rien dans cette pension de famille. L’immense table, se lamentait alors en quelques craquements discrets, tentant difficilement de ne pas céder sous le poids des corps informes de Molie et Lukas, emportés par la chute du récipient, qui s’étaient étalés au beau milieu
des mets dont personne ne raffolait. La scène faisait peine à voir, deux hôtes les quatre fers en l’air, la marmite en pièce et son contenu mollement répandu sur le sol.
Les Ringers c’était échappés dans leur salon privé et l’on apercevait à travers les vitres translucides, les restes confus de ce diner de choix. Wendy fixait de toute ces forces les quelques morceaux de viandes laissés sur les carcasses, elle sentait la salive monter dans ses babines. Le rose aux joues, elle se laissait aller, à se croire soubrette, débarrassant la somptueuse vaisselle et se hâtant en cuisine pour déguster avec finesse la viande encore tiède.